Retour sur les peintures de Soulages
Une recherche unique tout au long de sa carrière
Pierre Soulages peint principalement. Il a réalisé relativement peu de lithographies ou d’estampes en comparaison aux nombreuses peintures qu’il a faites. Ses peintures sont elles réalisées par des matériaux et des techniques originales (voir caractéristiques techniques plus loin). Ses premières œuvres ont déjà la marque de ce qui fera sa reconnaissance, avec la non-figuration, des grandes bandes de couleurs marrons, noir ou sombres du moins. Les premiers tableaux en ce sens sont ceux utilisant le brou de noix, un jus utilisé par les ébénistes. Soulages confie sa fascination pour l’artisanat : « l’immédiateté d’une technique beaucoup plus sommaire m’intéressait ».
« Cette autre lumière qui vient du tableau lui-même, qui est multiple, presque infinie, touche quelquefois des couches profondes de ce qui nous habite sans que nous le sachions. C’est ce que j’appelle aimer, d’ailleurs. »
Pierre Soulages, à propos de l’outrenoir dans une interview donnée au Parisien
Son point de départ artistique liée à la non-réflexion, l’imprévu constant, et le commencement d’une œuvre sans avoir d’idée préconçue sont déjà là. Soulages se laisse aussi influencer par ce qu’il voit, ce qui l’entoure. Une vitre cassée avec un verre qui laisse passer la lumière, réparée par un bout de goudron d’un noir absolu dans un train l’impressionne. Le mélange incongru de ces deux matériaux crée un contraste saisissant et l’inspire pour une petite série de quatre tableaux avec du goudron et du verre.
Si l’utilisation de couleurs subsiste pour interagir avec le noir, comme dans Peinture, 195×130 cm, mai 1953, Soulages y mets fin en 1968. Un an après sa première rétrospective au Musée National d’Art Moderne, Soulages témoigne d’une volonté de retourner au simple noir, « J’ai commencé à faire une série de peintures en noir sur blanc, retournant à un ascétisme cistercien. J’ai senti personnellement le besoin profond, l’exigence de ce retour ». Dans Peinture, 220 x 366 cm, 14 mai 1968, actuellement exposé au Centre Pompidou, peu d’espaces de blanc subsistent, mais les larges bandes noires s’enchainent, donnant une sensation d’immensité face au spectateur. Le temps a été introduit dans ses tableaux, grâce à une gestion rythmée de ces bandes.
Le tournant : l’invention ou la découverte de l’outrenoir.
L’anecdote quant à l’invention de l’outrenoir par l’artiste a été largement raconté par Soulages. « Je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir […]. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. ». Désespéré, pensant que sa toile était ratée, il va dormir. Mais le lendemain, devant lui, s’ouvre un nouveau champ d’expression. Le noir a pris possession de l’entièreté du tableau. La lumière s’y reflète par les stries, les reliefs et la matière même apposée sur la toile. C’est la naissance de l’outrenoir, peinture monopigmentaire où le noir et la lumière se télescopent, se reflètent et se révèlent. L’immensité de la peinture et l’impression laissée invite au recueillement. Soulages souligne la magistralité de ces œuvres par la création simultanée de polyptyques (technique utilisée par la peinture religieuse, qui regroupe plusieurs toiles pour ne former qu’une œuvre). Ici, « Le noir unique cesse d’être un unique noir et toute l’œuvre est fondée sur la façon dont le noir échappe à la monochromie noire ».
Caractéristiques de son œuvre
« Je ne crois pas qu’il soit possible à un peintre d’oublier complètement l’expérience poétique qui l’a conduit au tableau achevé et de juger son œuvre comme le spectateur auquel elle est destinée. Il en est l’interprète nécessaire pour que ce travail devienne œuvre d’art »
Zoom sur une oeuvre
Les vitraux de Conques, une œuvre à part
Soulages a une histoire particulière avec l’Abbaye de Conques. Comme il le témoignait lors d’une de ses interviews avec le journal le Parisien, la découverte de l’Abbatiale de Conques a été un choc, renouvelé quand on lui a fait la commande des vitraux.
« Avec un groupe scolaire, dans les années 1930, je visitais l’Abbatiale de Conques, à côté de Rodez. Ce n’est pas une question de croyance. Je me souviens exactement de l’endroit où je me trouvais dans la nef quand j’ai été pris d’un moment d’exaltation et c’est la seule chose qui importe dans la vie. Je me suis dit : J’aime peindre et je vais en faire mon activité principale. Pas mon métier, pas gagner de l’argent avec — je pensais devenir professeur de dessin — mais je me suis dit très clairement : Ce sera ce qui comptera dans mon existence. Et ce qui a été un choc pour moi, beaucoup plus tard, c’est qu’on me demande d’en faire les vitraux. ».
Soulages entreprend d’abord une longue recherche du lieu, pour créer des vitraux en harmonie avec l’abbatiale. Son architecture, majestueuse et massive, ses proportions immenses et sa luminosité laissent un espace immense, doux, coloré par des pierres venues de trois carrières différentes : calcaire jaune, grès rose et schiste gris-bleu. Les nombreuses ouvertures (95 fenêtres et 9 meurtrières) pour un espace restreint (56 mètres de longueur) suggèrent une importance toute particulière à la lumière, que saisit Soulages.
« L’espace créé est tel que l’on n’a pas envie d’avoir le regard sollicité par l’environnement extérieur. Il me fallait donc trouver un verre qui ne soit pas transparent, laissant passer la lumière mais pas le regard (…). C’est ce qui m’a conduit à fabriquer un verre particulier, un verre à transmission à la fois diffuse et modulée de la lumière ». Après de nombreuses recherches menées à Marseille et à Aubervilliers il obtient un nouveau verre, réalisé à partir d’un verre incolore. Le résultat est un verre translucide et non transparent, traversé par la lumière mais opaque au regard : un verre à transmission diffuse de la lumière qui ne la produit pas par un effet de surface, mais par la manière dont sa masse est constituée. Cette modulation de la translucidité est la conséquence naturelle d’une répartition variée de menus fragments de verre, de grosseurs différentes, et de leur dévitrification partielle en cours de fusion. (Source : Tourisme Conques-Marcillac).
Le résultat est édifiant, la couleur des vitraux change en fonction de l’heure de la journée, et diffuse des couleurs distinctes. Si l’extérieur renvoi une couleur noire, c’est l’intérieur qui est modulé et qui ne cesse d’impressionner.